Pour une nouvelle définition scientifique du mythe, expérience du numineux

Pour une nouvelle définition scientifique du mythe, expérience du numineux

• Analyse : Kurt HÜBNER, Die Wahrheit des Mythos, C.H. Beck, München, 465 p., 1985. 

Science et mythe sont considérés, dans le langage usuel qui reflète les options de l'idéologie dominante, comme deux catégories antagonistes. Par suite, notre culture, ensemble hétéroclite de valeurs divergen­tes et de modes divers d'appréhension du réel, est caractérisée par une dualité. D'une part, le réel est examiné au départ de la science de type mécaniciste / newtonienne, réductionniste et moderniste, seg­mentante (comme le mental “qui coupe”), une scien­ce qui “désenchante” le monde, pour reprendre la terminologie de Max Weber. D'autre part, les hom­mes ne cessent d'interpréter la nature, les senti­ments, les phénomènes que sont la naissance ou la mort au travers d'un filtre non scientifique. Or cette non-scientificité de la démarche d'une immense ma­jorité de nos contemporains est un fait objectif, dans la mesure où il existe et qu'il n'est pas “éradicable”.

Cette présence objective de la pensée mythique a fait l'objet d'investigations d'ordre scientifique. Mais pour arriver su stade actuel de cette science du my­the, inaugurée par Mircea Eliade et Kurt Hübner, en­tre autres “mythologues”, le cheminement a été long. Or une bonne connaissance de l'histoire de ce cheminement appareil indispensable, aujourd'hui, pour traiter scientifiquement, raisonnablement, objec­tivement de la pensée mythique, du Mythos.

Dès le départ, la pensée scientifique, techniciste, technomorphe, mécanique, a rencontré une âpre résistance. Cette pensée juge les choses politiques par la “métaphore de l'horloge” plutôt que par la “mé­taphore de l'arbre”. Dans une telle optique, l'État est une horloge que l'on peut démonter et remonter, dont les pièces sont toutes interchangeables et non pas le résultat d'une croissance organique unique et vivan­te. Premier refus dans cette résistance : la domination des enchaînements mécaniques de causalités, d'où est évacué toute forme de sens. La nature (et le monde) devient ainsi une vague entité expurgée de toute vie voire de toute dynamique propre et autono­me. La pensée mythique, ou les diverses démarches qui voudront en prendre le relais, viseront toutes à redonner du sens à la nature, à retrouver le numi­neux qu'elle recèle (je reviendrais tout à l’heure sur la notion de “numineux”, soit les forces à l'œuvre dans le monde sans que je puisse directement les appré­hender). Cette recherche de sens, cette volonté d'ap­préhender le numineux que recèlent tous les phéno­mènes est le propre des pensées holistes (ganzheit­liches Denken), tels, en ordre chronologique dans l'histoire des idées, l'organologie de Shaftesbury, la révolte de Rousseau contre les sciences (mécani­ques) de son temps, la vision de Herder et du mou­vement littéraire du Sturm und Drang, la vision gœ­théenne de la Nature, relayée par le système de Schelling, la mystique de la Nature de Novalis, le re­tour des mythes dans les littératures romantiques. Mais toutes ces révoltes ont été insuffisantes, imprécises, trop enthousiastes, trop subjectives, trop a­xées sur le moi de l'observateur (cf. George Gus­dorf).

Il a fallu attendre plus d'un siècle et demi pour obtenir une image plus précise, plus scientifique au sens holiste du terme, plus sereine du mythe.

1. L'interprétation allégorique et eu-héméristique du Mythe :
Le mythe serait une allégorie du réel, qui n'aurait au­cun fondement, serait produit de la pure imagination, du pur arbitraire, serait sans consistance réelle. Ain­si, dans cette optique rationaliste, au sens du XVIIIe siècle, le soleil accède au statut de mythe parce que son lever et son coucher sont beaux et happent l'imagination poétique des hommes. De même, l'ap­parition de la lune, sa trajectoire dans le ciel nocturne sont des événements quotidiens, très beaux : l'obser­vateur de l'âge mythique hypostasie et personnalise ses sentiments esthétiques et crée de la sorte un my­the, qui devient persistant. Ici, il n'y a pas prise au sérieux du mythe, qui est vu comme un mode mi­neur, imparfait, naïf et infantile d'appréhension du monde.

2. L'interprétation du mythe comme “maladie de l'esprit” :
Le mythe serait le propre de “l'âge infantile” de l'hu­manité. Une imagination primitive et maladroite crée des dieux qui, de ce fait, ne sont que nomina et non numina, c'est-à-dire des noms sans substance et non des substances sans nom. Les dieux de la my­thologie ne sont plus ainsi que des généralités lingui­stiques, des avatars plus ou moins édulcorés de dieux anciens, liés à un temps ou à un espace parti­culiers, qui ne sont évidemment plus tels hic et nunc qu'ils ont été jadis. Comme l'interprétation allégorique, l'interprétation “pathologique” refuse de pren­dre le mythe au sérieux et ne lui concède aucune fa­culté d'appréhender le réel.

3. L'interprétation du mythe comme poésie, comme “belle apparence” :
Gœthe et Winckelmann en ont été les principaux exposants. Pour eux, le mythe est poésie, résultat de la fantaisie du narrateur, de son imaginaire. Le mythe n'est nullement dévalorisé dans cette interprétation, il devient “belle apparence”, “beau reflet” d'une natu­re qui couvre également sur le mode poétique. La frontière entre poésie et réalité devient floue, ce qui permet d'approcher, certes vaguement et maladroite­ment, le numineux.

4. L'interprétation ritualistique / sociologique du mythe :
Cette interprétation prend son envol à la fin du siècle dernier (Frazer, Malinowski, etc.). Le mythe n'est plus circonscrit dans le règne des apparences, des reflets, des illusions ou des allégories. En tant que rite ou que facteur sociologique, il détient sa propre rationa­lité. Il suscite une forme d'existence humaine qui a des retombées pratiques et objectives dans la vie. Il est le moteur et la base d'une communauté humaine précise qui n'existerait pas en tant que telle, qui n'e­xisterait pas objectivement, si ce mythe n'existait pas. Le mythe procède ainsi de rituels magiques, que l'on range sous le concept de “totémisme”. Le mythe est pris au sérieux dans cette école, mais, la vogue évolutionniste et darwinienne aidant, le stade du mythe est considéré comme “primitif” et “barbare”, donc il doit être dépassé ou sera inéluctablement dépassé par les progrès de la civilisation.

5. L'Interprétation psychologique du mythe :
Son principal exposant n'est autre que Frédéric Nietzsche. Dans La naissance de la tragédie dans l'esprit de la musique, le sens de “l'être” n'est rien d'autre que cette “volonté originelle” (Ur­wille) métaphysique que Schopenhauer avait posée comme l'égale de la chose en soi (Ding an sich). Cet­te volonté recouvre la diversité du réel mais s'incarne simultanément dans une quantité infinie de phéno­mènes concrets. En toutes choses vit et se consume cette pulsion, cet instinct (Trieb) éternel et omnipré­sent. Comme il ne cesse jamais de se manifester, il nous apporte chaque jour souffrances et peines, joies et passions. Toutes les formes d’existence sont ainsi des manifestations de la fertilité incessante de la “volonté à l'œuvre dans le monde”. C'est pour le Nietzsche de La naissance de la tragédie, un vitalisme dionysiaque qui chante la vie dans sa plénitude et non pas dans ses manifestations individuelles, personnelles ou particulières, toutes éphé­mères dans le flot continu d'émanations de la vie. Fa­ce à ce réel, tout de profusion, se positionne le rêve apollinien, expression du principium individuationis, créateur de belles formes éphémères. L'apollinien donne donc l'illusion d'un ordre du monde, d'un cos­mos. Le pôle apollinien de l'âme grecque cherche à figer des formes qui puissent durer le plus longtemps possible devant le flot ininterrompu de l'Ur-Eine, de l'unicité originelle et vitale. Car sans la force de cette illusion, le monde sombrerait rapidement dans le chaos, dans la mer immense et insondable des formes générées dans le désordre par la volonté, la vie. Le mythe des Olympiens et le mythe apollinien, chanté par Homère, est donc, pour Nietzsche, la sublimation d'une nécessité spirituelle et psychologique qui est le besoin de stabilité : il n'a pas d'autre réalité. Le mythe n'est donc pas objectif. Pas plus que la science d'ailleurs : celle-ci ne serait qu'une mani­festation du ressentiment des faibles qui l'ont in­ventée pour défier le pouvoir des forts.

Chez Wundt, dont la démarche n'est ni poétique ni philosophique, mais psychologique et sociologique, la fantaisie mythologique existe en tant que force motrice dans les sociétés humaines mais n'est pas, comme chez Nietzsche, une manifestation “apolli­nienne” du principium individuationis, mais une création de “l'imaginaire du peuple”, donc d'une col­lectivité ou, plus exactement, d'une communauté.

Plus tard, la psychanalyse, autre tradition intellectuel­le moderne que les Chrétiens qualifient de “philosophie du soupçon”, reprend à sa façon l'interprétation de Nietzsche qui voyait dans le mythe un dérivatif, une expression de l'âme qui se soulage des pres­sions que lui impose le flux vital ininterrompu qui est, depuis Schopenhauer, “la volonté à l'œuvre dans le monde”. La psychanalyse combine en fait l'approche nietzschéenne, qui évoque une sublimation, et l'ap­proche ritualistique / sociologique, totémisante. Et c'est là que commence son réductionnisme : Freud réduit la diversité mythologique au mythe d'Œdipe.

6. L'interprétation transcendantale du mythe :
Elle s'enracine dans les philosophies de Hegel et de Schelling et se retrouve chez E. Cassirer. Pour He­gel, le mythe est une étape nécessaire dans l'auto­-déploiement de l'Esprit absolu, ce qui le hisse au-­dessus de la simple superstition ou de l'illusion : le mythe, pour Hegel, contient une parcelle, plus ou moins importante, de vérité. Vérité qui se dévoilera et se renforcera pleinement dans le “concept” (Begriff). Pour Schelling, dans la philosophie, stade le plus élevé de la science, c'est la même vérité que le mythe qui se manifeste, ce qui lui permet d'affirmer l'égale valeur du mythe et de la science. La différence entre mythe et science réside simplement en ceci : le fondement de l'être consiste en l'identité absolue du sujet et de l'objet, soit, en d'autres mots, en l'indifférence entre sujet et objet, entre finitude et infinitude (où l'objet est finitude, est toujours limité, tandis que le sujet relève de l'infinitude parce qu'il est sana cesse producteur de formes). Les formes sont donc mélanges différemment dosés de finitude et d'infinitude, d'objectivité et de subjectivité. Tantôt le pôle de l'Objet domine, tantôt le pôle du Sujet. Dans la philosophie, c'est la subjectivité idéale, absolue, qui domine et se manifeste par les idées, expressions de l'infinitude du Sujet ; dans le mythe, les idées s'expriment par le truchement de ces formes objectives, réelles et non idéelles, que sont les dieux. Les dieux sont donc les idées, mais dans une forme objective et réelle.

Mais l'interprétation que fait Schelling de la mytho­logie n'est pas pour autant païenne : les dieux sont tous avatars ou rejetons d'un Dieu originel unique, comme nous l'indique la généalogie divine des Grecs : Uranos-Kronos-Zeus, où ce dernier, moins puissant que ses ancêtres, n'est plus qu'une sorte de primus inter pares. La guerre de tous contre tous, des dieux, des peuples et des cultures, permet à la plénitude, inscrite in nuce dans l'instance mono­théiste unique des origines, de se manifester dans le monde. L'étape polythéiste, dont le déploiement dans l'histoire n'est pas entièrement dévalorisé donc, puis­qu'elle est nécessaire pour révéler l'absolu enfermé dans la premier monothéisme naïf et lointain des Grecs. Donc, pour Schelling, les mythes disent le vrai, ou une forme ou un aspect du vrai, si bien que l'absolu du Dieu unique ne serait pas compréhen­sible sans ses manifestations.

7. L'interprétation symboliste et romantique du mythe :
La conception symbolique et romantique du mythe s'enracine dans 2 corpus philosophiques :
  • la philosophie de Herder,
  • l'exégèse des écrits védiques indiens.
Herder voyait, dans la multitude des phénomènes, des images et des formes, autant de symboles et d'“hiéroglyphes” du divin. Les mythes, dans cette optique, acquièrent une “présence” impassable, de­viennent une sorte d'éternel présent.
La découverte du patrimoine sanskrit a contribué à valoriser les cultures passées, à les considérer com­me étant de valeur égale aux cultures présentes, si­non supérieures. Ainsi, le mythe est revalorisé d'une manière surprenante, en dépit de l'Aufklärung domi­nant.

Ce sera F. Creuzer qui donnera une définition pres­que scientifique du mythe, en s'appuyant sur les théories de Herder. Le mythe est donc symbole qui reflète l'infini dans une forme finie et sensible. Le di­vin se révèle, ou, plus exactement, révèle une parcel­le de lui-même dans le mythe, révélation qui s'estom­pe eu fil des temps, car les prêtres s'en emparent et le dénaturent en fables et en contes. Le polythéisme nécessaire, tel que l'avait défini Schelling, dégénère par l'action délétère des prêtres qui, trop pressés de voir advenir l'Absolu au terme d'un développement li­néaire de l'histoire, schématisant à outrance, désen­chantent les “formes finies et sensibles” par lesquel­les le divin se manifeste dans le monde. Mais, pour Herder comme pour Creuzer, le sens des mythes de­meure accessible à ceux “qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre”, surtout lorsqu'ils é­coutent et regardent autour d'eux, lorsqu'ils per­çoivent, dans la nature et dans la vie du peuple, les manifestations éparses et tardives du mythe originel.

L'engouement pour la culture védique a suscité une vogue d'orientalisme qui, pourtant, s'est évanouie bien vite. Les “mythologues” se sont alors penchés sur les mythes de leur propre peuple. Ce fut essen­tiellement, dans le monde germanique, l'œuvre des frères Grimm.

Plus tard, autre étape fondamentale dans l'explora­tion de nos mythes européens, J.J. Bachofen, que la postérité retiendra comme le théoricien du matriarcat originel, se penche sur le culte de la Mère et le culte des morts, qu'il considère comme identiques. Ces cultes se sont d'abord manifesté dans les symboles, en l'occurrence celui de l'œuf, puis seulement dans le mythe, posé, dans l'œuvre de Bachofen comme “l'exégèse du symbole”. Il y a donc antériorité du symbole par rapport au mythe chez Bachofen. Au­jourd'hui, le sens qu'ont signifié le symbole puis le mythe a été refoulé au plus profond de l'âme ou des souvenirs du peuple. En Grèce, l'origine tellurique / chthonienne des divinités olympiennes s'aperçoit, se­lon Bachofen, dans le fait que celles-ci jurent par les eaux du Styx, c'est-à-dire par le “monde du des­sous”, l'Unterwelt, le “monde du centre de la Terre”, dont ils sont issus, comme l'enfant est né dans la ventre de sa mère. Refoulement ne signifie nullement disparition et les mythes des origines, fussent-ils pré­olympiens, fussent-ils telluriques / chtoniens, sont toujours quelque part présents. Mythes chtoniens, mythes homériques / olympiens et mythes chrétiens vivent les uns à côté des autres dans nos sociétés européennes contemporaines et seule une optique faussée les perçoit comme successifs sur une ligne du temps considérée comme vectorielle.

8. L'interprétation du mythe comme expérience du numineux :
Les tenants de ce type d'interprétation partagent, comme Görres, les frères Grimm, K.O. Müller ou Ba­chofen, la conviction que le Mythe exprime une réali­té divine. Dans l'optique des tenants de l'«interprétation numineuse» (comme U. von Wilamowitz-Moel­lendorf, W.F. Otto, Rudolf Otto, Vilhelm Grønbech, J. Evola, J.P. Vernant, K. Kerényi et M. Eliade), le mythe est expérience du numineux, comme l'exprime très clai­rement U. von Wilamowitz-Moellendorf :
« Les dieux sont là. Nous devons considérer cela comme un fait, le reconnaître tel, comme les Grecs, voilà la première condition pour comprendre leurs croyances et leurs cultes. En sachant qu'ils sont là, nous affirmons que leur présence repose sur une perception, que celle-ci soit intérieure ou extérieure, que ce soit le dieu lui­-même qui soit perçu ou une force quelconque qui en est l'émanation ».
« Songeons aux millénaires qui nous ont précédés ; les contacts entre les dieux et les hommes devaient être quotidiens, permanents ».
Pour Walter Otto, les dieux sont les formes originel­les de la réalité. Le divin est présent pour les Grecs, qui n'apprennent pas à le connaître par miracle ou par de sombres mystères mais par « expérience natu­relle ». Le dieu surgit dans les processus naturels les plus banals, dans les joies quotidiennes, dans le ha­sard, dans les tréfonds de l'âme. Il va et il vient, il est éternel et toujours présent, toujours susceptible de faire ou de refaire irruption dans la trame du quoti­dien. Les dieux ne sont pas reclus dans un «au­-delà» mais, au contraire, sont ancrés dans le temporel.
Citons Evola, Révolte contre le monde moderne (1ère éd. fr. 1972), quand il évoque la non- représentation des dieux par des figures personnifiées, notamment chez les Pélasges et les Romains des origines de Rome : « C'est... l'idée ou la perception de purs pouvoirs ..., dont la conception romaine de nu­men est, encore une fois, une des expressions les plus appropriées. Le numen, à la différence du deus (tel que celui-ci fut conçu par la suite), n'est pas un être ou une personne, mais une force nue, se définis­sent par sa faculté de produire des effets, d'agir, de se manifester – et le sens de la présence réelle de ses pouvoirs, de ces numina, comme quelque chose de transcendant et d'immanent, de merveilleux et de redoutable à la fois, constituait la substance de l'ex­périence originelle du “sacré”... ».

Pour Evola, l'homme traditionnel n'a pas la môme ex­périence du temps que l'homme moderne : sa sensi­bilité va au-delà du temps, même s'il demeure dans le temporel. Et c'est par le filtre de cette sensibilité supra-temporelle qu'il juge et évalue les phéno­mènes du monde.

Jean-Paul Vernant résume en une phrase succincte la vision de ceux qui perçoivent dans le mythe la ma­nifestation du numineux : « il faut accepter le mythe comme une dimension irrécusable de l'expérience humaine ». Dans ce sens, le mythe, par sa complexi­té, ses polarités et ses contradictions, qu'occulte la rationalité moderne, qui est une terrible simplifi­catrice, révèle des éléments fondamentaux du réel.
Le mythe est donc une “présence agissante”, une é­nergie (terme où l'on retrouve les termes grec ergon et allemand wirken). Le mythe donc, en tant que présence agissante, est soit visible soit occulté, effacé ou “en état de dormition”. Il faut savoir qu'il peut dès lors ressurgir. Le mythe ne se laisse pas ap­préhender par une logique simple et positive : ses manifestations sont diverses et innombrables. La pensée mythique est donc une pensée du pluriel, de la pluralité. On ne peut connaître toutes les formes de manifestation du mythe. Une forme inconnue de nous, aujourd'hui, peut surgir demain de façon inat­tendue.

Cette dimension inconnue rapproche le mythe de la notion grecque-européenne de tragique (bien mise en exergue par Clément Rouet), rappelle la notion hégélienne de “ruse de la raison” ou “l'hétérotélie” dont nous parlait Jules Monnerot.
Mythe et tragique nous obligent à nous mettre en état d'éveil permanent, en état d'alerte, pour réceptionner l'état d'urgence, le tragique, l'Ernstfall. Toute pensée mythique, tout sens du tragique, postule une mobilisation permanente des énergies sur le plan politique.

Kurt Hübner reconnaît clairement la dimension mythi­que de toute politique cohérente et durable. Néan­moins, ajoute-t-il, le XXe siècle est l'espace-­temps où les “pseudo-mythes”, manipulés par les démagogues, ont eu le vent en poupe et se sont impo­sés aux populations. Avec Kérenyi, Hübner reconnaît cependant que les “pseudo-mythes” des grandes for­mations politiques de ce siècle répondent, sans dou­te incomplètement et maladroitement, au besoin de mythe que ressent l'homme. Mais le rapport mythe / politique est une autre thématique, que nous aborde­rons plus tard.

► Robert Steuckers, Vouloir n°142/145, 1998. 
(Conférence prononcé en mai 1993 dans le Périgord)

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