L'Europe face à la question afghane

Robert STEUCKERS:

L'Europe face à la question afghane
Archives: 2001
L'attentat du 11 septembre 2001 contre les deux gratte-ciel de Manhattan et contre le bâtiment du Pentagone a finalement servi de prétexte pour asseoir une présence militaire américaine dans une région hautement stratégique. Elle est située sur l'ancien tracé de la fameuse Route de la Soie entre l'Europe et la Chine et dans un massif montagneux, proche du Pamir et de l'Himalaya, qui permet, à ceux qui le maîtrisent et en font un refuge inexpugnable, de contrôler les zones plus basses qui l'entourent. Depuis Alexandre le Grand, en passant par le conflit qui a opposé l'Empire russe, empire terrestre, à l'Empire britannique, empire maritime, au 19ième siècle, l'Afghanistan a toujours été un enjeu stratégique primordial. Dès la fin du siècle dernier, le géographe américain Homer Lea, ancien élève de Westpoint dont la carrière fut entravée pour des raisons de santé, rédige, pour le compte des Britanniques, une série d'articles et d'ouvrages qui énoncent en clair la doctrine stratégique clé pour la région: il faut empêcher les Russes (et toute autre puissance européenne) de franchir la ligne Téhéran-Kaboul et de s'approcher de l'Océan Indien. Il faut rappeler ici que les doctrines élaborées par les états-majors anglais sont toujours d'application, même si elles ont été élaborées, il y a fort longtemps. La doctrine de l'équilibre entre puissances continentales en Europe (où l'Angleterre s'allie toujours à la seconde puissance contre la première: avec la Prusse contre Napoléon, avec la France contre Guillaume II, avec Staline contre Hitler, etc.) a longtemps été une constante, reprise par les Etats-Unis, mais dans une perspective eurasienne cette fois, qui s'allient à la Chine en 1972 contre l'URSS de Brejnev. En août 1941, les Britanniques et les Américains permettent à des unités soviétiques d'occuper l'Iran, pour faire de ce pays la base logistique des arrières du front de l'Est, mais cette occupation ne peut s'étendre au-delà de Téhéran. En cela, la doctrine Lea, définitivement parachevée en 1912, a une nouvelle fois été appliquée à la lettre. En décembre 1978, quand les troupes soviétiques envahissent l'Afghanistan, elles dépassent forcément la ligne Téhéran-Kaboul, du moins sa portion qui se situe sur le territoire afghan. Ni Londres ni Washington ne peuvent le tolérer, justement au nom de cette doctrine Lea, qui reste vraiment un axiome de leur politique dans la région.

Vu la situation internationale et la présence d'armes nucléaires de destruction massive dans les arsenaux soviétiques et occidentaux, une intervention directe des Etats-Unis s'avère impossible. Il faut donc procéder autrement, sans intervention apparente, en pariant sur des opposants locaux. Les instituts stratégiques anglo-saxons disposent de méthodes éprouvées depuis très longtemps: appui des insurgés espagnols et allemands contre Napoléon, armement des tribus arabes contre les Turcs en 1916-18 (l'aventure de Lawrence d'Arabie), appui à Tito contre les Allemands, les Italiens et les Croates (cf. les mémoires du chef des SAS, Sir Fitzroy MacLean), appui à certains maquis soi-disant "communistes" dans l'Ouest de la France en 1943-44, doctrines de la "counter-insurgency" aux Philippines et en Malaisie, appui aux "Contras" au Nicaragua, etc. Plus tard, on parlera plutôt de "low intensity warfare" (guerre à basse intensité), qui sera appuyée par le SOF ("Special Operations Forces") et doublée par des réseaux civils, notamment d'aide "humanitaire". L'UÇK au Kosovo constituant un autre exemple éloquent de cette façon de procéder. Dans le cas afghan, l'appui occidental aux Mudjahiddins anti-soviétiques a constitué une première phase, qui a duré jusqu'au retrait définitif des dernières unités soviétiques en 1989, puis, quand des éléments non défavorables à la nouvelle Russie dé-soviétisée ont fini par contrôler Kaboul, les Etats-Unis parient sur une nouvelle "opposition", celle des Talibans, d'abord actifs dans les zones habitées par l'ethnie pachtoune, à cheval sur les territoires afghan et pakistanais. L'ISI, service secret pakistanais, dévie l'effervescence talibane vers l'Afghanistan en espérant ainsi se donner une profondeur stratégique face à l'Inde, qui vient de retrouver une réelle vigueur politique avec le BJP nationaliste, qui s'est dotée de missiles "Agni" à plus longue portée et reste un allié tacite de la Russie. L'ISI, les Etats-Unis et l'Arabie Saoudite financent donc de concert les unités talibanes pour renverser le régime russophile de Nadjibullah. Comment cette alliance entre les USA et les talibans s'est-elle muée en hostilité?

Les troupes talibanes sont composées de deux éléments: les Pachtounes afghans et les volontaires islamistes venus de tous les pays musulmans (qui suivent les doctrines rigoristes des Wahhabites saoudiens). Les Pachtounes sont d'accord pour que des oléoducs venus des républiques musulmanes ex-soviétiques transitent par l'Afghanistan et le Pakistan. Les légions arabes-islamistes, elles, travaillent plutôt pour l'Arabie Saoudite et ne souhaitent pas que le pétrole vienne d'ailleurs. Elles s'opposent donc, Ben Laden en tête, à ce projet et visent à le torpiller. Si Clinton et son administration démocrate ont joué longtemps la carte saoudienne en fermant les yeux sur les opérations téléguidées par les islamistes wahhabites en Tchétchénie, en Ouzbékistan et en Afghanistan, qui visaient à couper le flux des pétroles ex-soviétiques, de même que l'UÇK albanaise, l'administration républicaine de Bush, elle, entend prendre le pétrole là où il est et n'entend pas jouer exclusivement la carte saoudienne. D'où le conflit avec Ben Laden, homme des Saoudiens, et ancien instrument des services américains.

De ce fait:
- Les attentats du 11 septembre ont été sans doute préparés par Ben Laden, et derrière lui, l'aristocratie saoudienne qui craint de perdre ses immenses dividendes pétroliers, mais les services américains, avertis par les Français et les Allemands, ont fait la sourde oreille afin d'avoir un prétexte en or pour intervenir en Afghanistan, occuper le pays et assurer le transit pétrolier.
- Il existe sans doute un accord Bush-Poutine pour concrétiser cette nouvelle organisation des "Balkans eurasiens". On se rappellera à ce propos les entretiens Bush-Poutine du début de l'année, où le Président russe réclamait une lutte contre le "terrorisme international", qui, pour lui comme pour les actuels géostratèges russes, est une émanation du wahhabitisme saoudien.
- L'Europe est absente du jeu, n'ayant aucune politique cohérente ni aucune doctrine stratégique valable ni aucun personnel politique de valeur.
- Les intérêts d'une Europe idéale, que nous appelons de nos v¦ux, seraient d'assurer un partenariat stratégique avec la Russie dans la région, en s'appuyant sur un principe anti-impérialiste (donc anti-britannique et anti-thalassocratique, dans les définitions données par Lénine, Roy, Gandhi, Niekisch, Schmitt, etc.): tous les Etats ont droit à avoir une façade sur l'Océan Indien ou à nouer des accords solides de coopération avec les pays riverains de l'Océan Indien sans immixtion intempestive de la part des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne.
- Autre intérêt de l'Europe: se dégager d'une trop forte dépendance à l'endroit du pétrole et de jouer, comme l'avait voulu De Gaulle, sur la pluralité des sources énergétiques. Aujourd'hui, avec leur présence en Arabie Saoudite (de 10.000 à 20.000 soldats américains, sans compter l'aviation et la flotte, et 24.000 soldats britanniques à Oman, ce qui est un motif de "guerre sainte" pour Ben Laden) et en Afghanistan, les puissances maritimes anglo-saxonnes conservent une maîtrise totale sur le pétrole, en excluant ipso facto l'Europe et le Japon de ce jeu. Les concurrents géo-économiques potentiels des Etats-Unis sont affaiblis pour longtemps. Nous devons cette situation à l'impéritie de nos dirigeants politiques.
- Vu l'avance foudroyante des troupes de l'³Alliance du Nord² (devenue sans doute malgré elle l'instrument d'une "counter-insurgency"), on peut énoncer l'hypothèse d'une prochaine partition ethnique de l'Afghanistan. Les zones ouzbeks et tadjiks reviendraient à l'Ouzbékistan et au Tadjikistan; le massif montagneux central deviendrait le domaine des Hazaras chiites (et encore partiellement bouddhistes; c'est dans leur territoire que se trouvaient les magnifiques Bouddhas de Bamiyan, détruits par les Talibans en février dernier) et les zones pachtounes seraient davantage liées au Pakistan, qui obtiendrait ainsi, en guise de compensation, la profondeur stratégique qu'il souhaitait obtenir pour faire face au réarmement de l'Inde. Kaboul serait administrée par l'ONU. Le précédent du Kosovo, où une province ethnique reçoit le droit de faire sécession, servirait de modèle à la partition de l'Afghanistan. Pour revenir à la doctrine Lea, signalons que les Hazaras et les Pachtounes habitent au sud de la ligne Téhéran-Kaboul. Cqfd.
- L'objectif d'une Europe idéale et impériale serait de libérer la Route de la Soie de toute immixtion étrangère, a fortiori de toute immixtion venue d'une puissance thalassocratique. Les voies terrestres doivent être libres, comme le veut l'actuel président kirghize Askar Akaïev. Une voie centre-asiatique devrait relier l'Europe occidentale et la Russie, d'une part, à la Chine et à l'Inde, d'autre part. La croisée de ces chemins continentaux se situe notamment dans la fameuse Vallée de la Ferghana, menacée par les extrémistes islamistes, avant l'intervention américaine en Afghanistan.

La voie que notre Europe idéale entend promouvoir est celle de l'harmonisation grande-continentale, "eurasienne", dans ces fabuleuses régions de rencontres entre les hommes et non une politique de "containment", comme le veulent les doctrines anglo-saxonnes d'Homer Lea à Zbigniew Brzezinski. C'est sous le signe de Marco Polo que l'Europe, si elle était bien gouvernée, devrait agir dans cette partie du monde et non sous le signe de la guerre et de l'égoïsme impérialiste.

Robert STEUCKERS.
(21 novembre 2001).

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