Le monde du tantrisme indien

 

couple-01.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1999

 

Le monde du tantrisme indien


Analyse : Helmut UHLIG, Das Leben als kosmisches Fest.
Magische Welt des Tantrismus, Gustav Lübbe Verlag, Bergisch Gladbach, 1998, 304 p., ISBN 3-7857-0952-8.

Né en 1922 et décédé en 1997, Helmut Uhlig, historien de l’art, a été pendant toute sa vie fasciné par l’Inde. On lui doit des ouvrages remarqués sur des thèmes aussi diversifiés que la route de la soie, sur le Tibet, sur l’Himalaya, sur l’Anatolie, sur la Grande Déesse, sur le bouddhisme et le tantrisme, etc. Jochen Kirchhoff vient de publier son dernier livre sur le tantrisme, resté inachevé, en le complétant d’une postface remarquable, branchant les réflexes mentaux que nous enseignent les voies tantriques sur les acquis de la physique et de la biologie contemporaines.

Premier constat d’Uhlig : le monde occidental est atomisé, handicapé psychiquement. Les Occidentaux et les Asiatiques qui les imitent vivent désormais dans un monde d’illusions et de falsifications, où l’esprit de carrière, l’envie, l’obsession de l’avoir et l’orgueil tiennent le haut du pavé. Il écrit (p. 9) : «…l’homme a perdu son fonds originel (Urgrund) religieux et noumineux, est victime d’une attitude purement matérialiste et pragmatique, qui domine le monde occidental, qui a ses racines intellectuelles dans cette vita activa, issue de l’esprit greco-romain et du christianisme paulinien». Exactement comme Evola, il constate que ce double héritage de l’hellénisme (qui n’est pas la Grèce dorienne des origines, précisons-le ! !) et du paulinisme distrait dangereusement l’homme, qui devient incapable de saisir le noumineux : «Ce sont des éléments que nous pouvons considérer comme des représentations originelles de l’esprit et de la dignité humains qui, au cours des millénaires, n’ont rien perdu de leur force, de leur signification et de leur pouvoir fondateur de sens. Nous les résumons sous le concept de “tantrisme”, un concept encore et toujours mystérieux, à la fois magique et cosmique» (p. 10). Le tantrisme est donc la religiosité qui se réfère immédiatement au “vécu primordial” (Urerlebnis), et n’est nullement cette pâle caricature que certains tenants du New Age et de la spiritualité de bazar en font. Le boom ésotérique de ces récentes années a fait du vocable “tantrisme” un article de marché, une fadeur exotique parmi tant d’autres. Ceux qui l’emploient à tort et à travers ne savent pas ce qu’il signifie, n’en connaissent pas la profondeur.

«Je vais tenter dans ce livre d’aborder et de révéler le tantrisme comme un phénomène cosmique, comme l’un des vécus primordiaux de l’homme. Ce qui est nouveau dans mon approche du tantrisme, c’est que je ne vais pas le réduire à ses manifestations historiques, comme celles qui nous apparaissent dans l’espace culturel indien et himalayen mais je vais poser la question des origines et de la puissance de la pensée et du vécu tantriques. Car je crois que, dans le tantra, se cache l’un des phénomènes primordiaux de l’Etre de l’homme. Ainsi, mon texte est une tentative de retrouver la trace de ce phénomène primordial et de sa constitution cosmique, de la rendre visible, car, dans les dernières décennies du deuxième millénaire, elle acquerra une importance toujours croissante et une puissance réelle, y compris pour le monde occidental» (p. 11). Ensuite, il précise son approche du noumineux : «Il existe des aspects de la réalité qui ne sont ni spatiaux ni temporels. Ils n’ont pas de dimension historique. Ils agissent (wirken), mais restent pour nous invisibles, ils viennent du Tout, du cosmos, et sont reconnaissables de multiples manières» (p. 19).  

C’est en 1960 que Helmut Uhlig débarque pour la première fois en Inde. Le Brahmane qui le reçoit et le guide lui déclare, quelques jours après son arrivée : «Nous les Indiens, nous sommes assez tolérants. Le mot de Yahvé qu’on trouve dans la Bible : “Tu n’auras pas d’autres Dieux que moi”, personne ne le comprend ici. Et personne ne le suivrait d’ailleurs, vu le très grand nombre de Dieux qui sont enracinés dans la psyché de notre peuple. C’est aussi la raison pour laquelle les missionnaires chrétiens ont à peine été acceptés en Inde» (p. 14). Le culte de Shiva et des autres divinités indiennes prouve combien profondément enracinée dans l’âme hindoue est la propension “à être toujours bien disposé à l’égard de tous les Dieux à la fois, à ne pas se couper d’eux” (p. 21). D’où la religiosité tantrique repose sur une acceptation du monde tel qu’il est dans sa pan-imbrication (Allverflechtung), où monde visible et invisible sont unis par mille et un fils (de tapisserie). Uhlig en conclut que des éléments tantriques ont été présents dans toutes les religions primordiales. Mais cette idée centrale de pan-imbrication de tout dans tout est difficile à expliquer et à comprendre, surtout pour les Occidentaux, habitués à penser en termes de césures et de cloisonnements. Le terme “tantra” lui-même dérive d’une racine étymologique, tan, qui signifie “élargir”, “accroître en dimension et en étendue”. Quant à tana, cela signifie tout à la fois “fils” (au pluriel) et “étendue”. Tantawa signifie “fait de fils”, “tissé”. Le tantrisme indique donc ce qu’est la texture du cosmos : un tapis immense fait de milliards et de milliards de fils (p. 28).  Uhlig : «Nous ne pouvons comprendre et juger correctement le tantrisme que si nous nous libérons de l’emprise des commandements et des principes qui nous sont conventionnels et que l’Etat et la religion ont imposés chez nous depuis la fin du moyen âge. Les critères de valeurs que nous a transmis le christianisme clérical, notamment la doctrine des catégories du bien et du mal, du moral et de l’immoral, troublent notre regard et le grèvent de préjugés, ne nous permettant pas d’entrer dans le monde tel que le saisit et le réalise le tantrisme. Cela vaut surtout pour le jugement que porte l’Occident sur la sphère sexuelle, ses formes d’expression et ses pratiques. Les relations sexuelles entre les personnes ne sont soumises à aucun tabou dans le tantrisme, car elles y sont considérées comme des fonctions centrales et naturelles, qui sont effectivement traduites en actes. Pour la plupart des auteurs occidentaux, qui ont écrit sur le tantrisme depuis une centaine d’années, la sexualité tantrique a suscité d’âpres critiques, formulées dans une terminologie chrétienne, dévalorisant tout ce qui touche à la sexualité. Ainsi, le tantrisme a été dévalorisé sur le plan éthique, ses cultes ont été diabolisés ; les textes critiques des Occidentaux ne tentaient même pas de comprendre le contexte du tantrisme» (pp. 26-27). Cela vaut également pour le contre-mouvement, où une mode pro-tantrique, portée par des oisifs californiens ou des décadents des beaux quartiers de Londres, a superficialisé les dimensions sexuelles, les faisant basculer dans un priapisme vulgaire et une pornographie bassement commerciale. Le tantrisme ne vise nullement à favoriser une promiscuité sexuelle de nature pornographique, à transformer la Cité en lupanar, mais, plus fondamentalement, à appréhender les secrets les plus profonds de la conscience humaine. Uhlig rend hommage au premier Européen, Sir John Woodroffe (alias Arthur Avalon) qui a traduit et explicité correctement les textes tantriques, si bien que les Indiens adeptes du tantrisme le considèrent comme un sauveur de cet héritage.

Les pratiques tantriques ont un lointain passé, affirme Uhlig, y compris hors d’Inde. La religiosité visant à appréhender les plus profonds secrets de l’âme humaine se retrouve partout : elle a été occultée par le christianisme ou la modernité. Ainsi, pour Uhlig, est tantrique le mythe sumérien d’Inanna et Tammuz, où une hiérogamie est réalisée au sommet d’un zigourat à huit niveaux (dans bon nombre de traditions, sauf dans le judaïsme pharisien et le christianisme, le “8” et l’octogone indiquent l’harmonie idéale de l’univers ; cf. le château de Frédéric II de Hohenstaufen, Castel del Monte, les Croix de Chevalier inscrites dans un motif octogonal de base et non sur la croix instrument de torture, les plans des églises byzantines, de la Chapelle d’Aix/Aachen ou de la Mosquée El-Aqsa à Jérusalem, le Lotus à huit feuilles de l’initiation à la Kalachakra ou “Roue du Temps”, la division de l’orbe terrestre en quatre fois huit orientations chez les navigateurs scandinaves du haut moyen âge ; pour Marie Schmitt, la religion pérenne privilégie l’harmonie du “8”, les religions coercitives et messianiques, le “7”).

Revenons au mythe d’Inanna et de Tammuz. Dans la chambre hiérogamique se trouvent simplement un lit, avec de belles couvertures, et une table d’or. Il n’y a pas l’image d’un dieu. L’essentiel du culte vise la préservation et la revitalisation de la fertilité. Ce culte a frappé les Israélites lors de la captivité babylonienne, ce qui s’est répercuté dans le texte du fameux “Chant des Chants”, où, en filigrane, il ne s’agit nullement de Yahvé, mais bel et bien d’une hiérogamie, tendrement sexuelle et sensuelle. Martin Buber l’a traduit, restituant sa signification originelle, au-delà de toutes les traductions “pieuses”. Pharisaïsme et christianisme paulinien/augustinien s’ingénieront à occulter ce “Chant des Chants”, joyeuse intrusion pagano-tantrique dans l’Ancien Testament. Ainsi, en 553, lors du deuxième concile de Constantinople, Théodore de Mopsuestia, interprète “sensuel” du “Chant des Chants” est banni, son interprétation ravalée au rang d’une hérésie perverse. «… les zélés pères de l’église ont tout fait pour combattre les interprétations mystiques du “Chant des Chants” : à leur tête Origène, suivi plus tard de Bernard de Clairvaux, de Bonaventure et de François de Sales, qui ont rivalisé pour en donner une interprétation dépourvue de fantaisie, fade» (p. 71). «Ici se révèle l’un des fondements de l’attitude anti-naturelle du christianisme, qui détruit l’holicité des sens et de l’Etre, qui débouche sur un ascétisme qui condamne les corps, et auquel l’église tient toujours, puisqu’elle continue à imposer le célibat des prêtres. Non seulement cela a conduit à faire perdre toute dignité aux prêtres, mais cela a rejeté la femme dans les rôles peu valorisants de la séductrice et du simple objet de plaisirs. La dégénérescence de l’antique union sacrée des corps, don de soi à l’unité mystique, dans la vulgaire prostitution en est le résultat, car la femme n’est plus considérée que comme une prostituée» (p. 71). En revanche, Inanna/Ichtar était la déesse des déesses, la reine et la conductrice de l’humanité entière. Ce passage du rôle primordial de “déesse des déesses” à celui de vulgaire prostituée constitue le fondement de l’âge sombre, du Kali Yuga. Il y a assombrissement parce que le culte de la Reine Conductrice est progressivement ignoré, parce qu’il n’y a plus d’hiérogamie sacrée possible car tout accouplement est désormais démonisé.

Enfin, après avoir exploré le tantrisme dans toutes ses dimensions, Uhlig rend hommage à Plotin (pp. 214-222). Plotin était également opposé à la gnose et au christianisme, rejetant leur “religiosisme”, leurs simplismes de “croyeux”, hostiles à la philosophie grecque. Plotin commence sa quête en 233, année où il rencontre le philosophe Ammonios Sakkas, dont il sera l’élève pendant onze ans. Pendant cette période, à Alexandrie, il entre en contact (tout comme Origène !) avec des représentants de la spiritualité persane et indienne. Leurs enseignements le fascinent. Si bien qu’il veut aller à la rencontre de leur culture. Il suit l’Empereur Gordien III dans sa campagne contre les Perses, espérant atteindre leur pays et découvrir directement leur religion. Uhlig écrit à ce propos (p. 218) : «L’historiographie de la philosophie en Europe n’a consacré que trop peu d’attention à ce fait et n’a jamais étudié l’influence indienne sur la philosophie de Plotin». Gordien III est assassiné en 244 sur les rives de l’Euphrate par un de ses généraux. Plotin doit fuir vers Antioche puis vers Rome. Son enseignement influence la famille impériale. Il est holiste comme sont holistes les enseignements tantriques. Ses Ennéades évoquent une Gesamtverwobenheit (un tissage cosmique), très proche de la vision tantrique originelle. L’élimination violente des filons néoplatoniciens et plotiniens dans la pensée européenne a commencé par l’horrible assassinat d’Hypathie, philosophe néoplatonicienne d’Alexandrie, par une foule de chrétiens furieux et délirants qui ont lacéré son corps et en ont traîné les lambeaux dans les rues. Elle se poursuit par l’occultation systématique de ces traditions dans nos principaux établissements d’enseignement. Cette élimination est aux sources du malaise de notre civilisation, aux sources de notre nervosité et de notre cinétisme insatiable, de nos désarrois, de notre incapacité à nous immerger dans l’organon qu’est le monde. La tradition néoplatonicienne chante, comme les filons panthéistes et pélagiens celtiques, la “merveilleuse variété” du monde et de la nature (poikilè thaumatourgia). «Il y a aussi des dieux dans la cuisine», disait Héraclite à des visiteurs inattendus, qui l’avaient trouvé près de son feu, sur lequel cuisait son repas.

Dans sa postface, Jochen Kirchhoff nous rappelle les exhortations de David Herbert Lawrence dans son plaidoyer pour les religiosités païennes et cycliques, intitulé Apocalypse (1930). Pour Lawrence, il fallait retourner à la cosmicité, raviver nos rapports avec le cosmos. Ensuite, Kirchhoff rappelle les tentatives de Nietzsche de restaurer les dimensions extatiques et dionysiaques de l’Etre pour les opposer au christianisme, ennemi de la vie. L’Etre doit être une “fête cosmique”, entièrement, sans partage, sans dualité.

Kirchhoff explore ensuite toutes les possibilités de restaurer la vision tantrique du monde (la pan-imbrication) via les pratiques sexuelles, complétant et actualisant ainsi La Métaphysique du sexe et Le Yoga tantrique d’Evola. Il salue un ouvrage à succès de Margo Anand dans les milieux “New Age” (The Art of Sexual Ecstasy. The Path of Sacred Sexuality for Western Lovers) mais constate rapidement les limites philosophiques de la démarche de cet auteur. Le New Age a produit peu de bonnes choses en la matière. Le travail de Margo Anand est bon, écrit Kirchhoff, utile pour une thérapeutique sexuelle, mais reste superficiel, ne permet pas un approfondissement philosophique et métaphysique. Quant à l’Américain Franklin Jones (alias “Da Free John”, “Da-Love Ananda” ou “Adi Da”), il a poussé la caricature du tantrisme jusqu’au ridicule (cf. son ouvrage le plus connu : Dawn Horse Testament). Finalement, le freudo-marxiste Wilhelm Reich a élaboré une théorie et une thérapeutique de l’orgasme plus valable (Kirchhoff est moins sévère qu’Evola), car sa vision de la bio-énergie ou orgon était au moins omni-compénétrante. Kirchhoff souligne toutefois bien la différence entre les rituels sexuels tantriques et l’obsession moderne de la performance (orgasmique ou non, mais toujours multi-éjaculatoire).  Car, dit-il, «il existe des rituels tantriques qui freinent effectivement l’orgasme féminin comme l’orgasme masculin, visant de la sorte une prolongation contrôlée ou un retardement de celui-ci pour atteindre des objectifs (spirituels) supérieurs ou pour obtenir un accroissement du plaisir» (p. 278). En effet, poursuit-il, l’orgasme et/ou l’éjaculation masculine mettent un terme à l’étreinte sexuelle, limitant la durée du plaisir et des caresses partagés. Retenir ses énergies (et son sperme) permet de jouir du plaisir sexuel et de donner à la femme davantage de joie. C’est dans cet exercice, cette ascèse (ce yoga), que réside la qualité inégalée du tantrisme sur le plan sexuel, le hissant très au-dessus du stupide priapisme rapide et bâclé que nous servent les médias contemporains, véhicules de la pornographie populaire.    

Mais c’est dans la physique moderne que Kirchhoff place ses espoirs de voir réémerger une vision tantrique de l’univers. Depuis la consolidation de la physique quantique, le monde apparaît à nouveau comme “pan-imbriqué”. Dans les colonnes d ’Antaios, Patrick Trousson avait déjà démontré l’étroite similitude entre les acquis de l’antique mythologie celtique et ceux de la science physique actuelle. Kirchhoff répète ces arguments, citant Carl Friedrich von Weizsäcker (Zeit und Wissen, 1992), Frithjof Capra (Le Tao de la physique), le physicien indien Amit Goswami (qui a comparé la philosophie du Vedanta et les acquis de la nouvelle physique), le théoricien systémique Ervin Lazslo, le biochimiste Rupert Sheldrake, etc. L’essentiel dans cette physique est de refuser les dualismes segmenteurs, de réfuter les pensées de la césure.

En philosophie, Kirchhoff cite l’Américain Ken Wilber (Eros, Kosmos, Logos. Sex, Ecology, Spirituality), qui lutte contre tous les réductionnismes et les dualismes. Wilber est influencé par le bouddhisme tantrique, mais aussi par les Vedanta.

Le livre d’Uhlig nous dévoile de manière très didactique tous les aspects de la merveilleuse vision du monde tantrique. La postface de son ami Kirchhoff nous ouvre de très larges horizons : en physique et en philosophie. La lutte d’Uhlig (et la nôtre…) contre les mutilations de la pensée n’est pas terminée. Mais nos adversaires doivent désormais savoir une chose : nos arsenaux sont mieux fournis que les leurs…

(texte préparé pour la revue "Antaios" sous le pseudonyme de "Detlev BAUMANN" et publiée par le suite dans "Nouvelles de Synergies européennes".  

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