Gnose et politique chez Jacob Taubes

Archives 1986 

Gnose et politique chez Jacob Taubes

Gnose et politique. Apparamment 2 domaines sans rapports aucuns l'un avec l'autre. La Gnose, c'est la théologie, la religion de la fuite hors des vanités de ce bas monde. La Gnose, c'est le refus de l'histoire, donc l'exact opposé du politique qui, lui, est immersion totale dans l'immanence de la Cité, dans le grouillement des passions et des intérêts. Pour Jacob Taubes, pourtant, il est possible d'interpréter historiquement le déploiement des idéaux gnostiques, de repérer les traces que le mental gnostique a laissé, par le truchement du christianisme, dans les idéologies politiques. Ce travail de recherche, il l'a entrepris lors d'un colloque de la Werner-Reimers-Stiftung, tenu à Bad Homburg en septembre 1982. Les actes de ce colloque sont désormais disponibles sous forme de livre (références infra).

Le thème central, celui de la Gnose comme phénomène religieux, a déjà été abondemment exploré. Mais uniquement en tant que phénomène religieux de la fin de l'antiquité. Lors du colloque de Bad Homburg, la plupart des participants ont d'ailleurs abordé la Gnose sous l'angle strictement théologique, relatant ses avatars antiques. La Gnose n'est pourtant pas morte ; elle s'est infiltrée dans le discours politique moderne. Odo Marquard définit la Gnose comme suit : « La Gnose est la positivisation de la Weltfremdheit (le fait d'être étranger au monde) et la négativisation du monde ». Selon Marquard, la Gnose génère une conception eschatologique de l'histoire qui juge mauvais le monde tel qu'il est et valorise du même coup toute marginalité affichée par rapport à lui. Le Moyen Âge jugule les débordements de l'eschatologisme, en posant un Dieu "bon", créateur d'un monde globalement positif. Ce monde, produit d'un créateur bon, ne peut en conséquence qu'être bon, conforme à sa bonté infinie. Le Moyen Âge met donc un terme à la Weltfremdheit de la Gnose et revalorise la création. L'Augustinisme part du principe que cette "bonne création", ce "bon monde" a été perverti(e) par l'homme qui a abusé de sa liberté et s'est servi des richesses de cette création pour satisfaire des appétits de puissance. Le "bon monde", comme le "Bon Dieu", sont victimes de la "malifacture" de l'homme. Pour Marquard comme pour le théologien et philosophe Hans Blumenberg, le nominalisme constitue un retour de la Gnose en restituant au "Bon Dieu" une totale liberté d'action et donc une irresponsabilité vis-à-vis de ses créations qui, automatiquement, ne sont plus globalement considérées comme positives.

Cette "maléfaction" du monde provoque l'âge des révolutions populaires, des contestations sociales, des guerres de religions, parce que les hommes veulent abattre le monde tel qu'il est pour le remplacer par un monde idéal. À la suite de ces querelles, de ces guerres civiles permanentes, l'Europe connaîtra un deuxième dépassement du mental gnostique grâce à la "neutralisation" (Carl Schmitt en parlera abondemment, dans le sillage de ses études sur Hobbes). L'État hobbesien neutralise ainsi les querelles religieuses ; il valorise le monde régi par le Prince. Un siècle plus tard, Leibniz parlera du meilleur Dieu, créateur du meilleur des mondes possibles. Dans cette optique, l'immanence acquiert à nouveau une valeur positive. La réalité de l'existence est acceptée telle quelle par les Lumières anglo-saxonnes. Le monde est acceptée mais, simultanément, dépourvu de tout caractère sensationnel.

À cette disparition du merveilleux et de l'enthousiasme eschatologique, succédera inévitablement la récidive gnostique, avec le pessimisme de Rousseau et le concept marxiste d'aliénation. Pour Marquard, cette récidive gnostique recèle un danger très sérieux : celui de ne plus tenir compte des réalités complexes du monde immanent (jugées reflets du mal en soi) et d'engendrer une praxis du politique reposant sur le tout-ou-rien.

L'objet du colloque de Bad Homburg était d'accepter cette interprétation de l'histoire des idées politiques en Europe ou de la réfuter. Pour le professeur berlinois Richard Faber, pourfendeur génial de la notion d'Occident (cf. Orientations n°5), le cheminement de Marquard est typiquement libéral, rattachable aux Lumières anglo-saxonnes, qui biffent des esprits les enthousiasmes et les fureurs révolutionnaires. Le Dieu "bon" des Lumières anglo-saxonnes, mais aussi de Leibniz, est, pour Marquard, mort sous les coups de la récidive gnostique et du romantisme comme le signale un autre participant au colloque, Ioan P. Culianu. Pour Faber, les thèses de Marquard expriment ipso facto un néo-conservatisme rigide, à mettre en parallèle avec la renaissance des thèses néo-libérales anti-révolutionnaires de Hayek et de von Mises. L'alibi de Marquard, affirme Faber, est son "polythéisme", en tant qu'acceptation des diversités du monde. Mais ce polythéisme, ajoute encore Faber, minimise la fonction politique, qui est par définition transformatrice et quasi-prophétique. Les dieux du polythéisme marquardien sont "la science, la technique et l'économie" qui engendreront la neutralisation dont notre époque, héritière directe des gnoses romantique et marxiste, aurait rudement besoin.

Dans une seconde contribution au colloque de Bad Homburg, Faber s'attaque au théologien et philosophe germano-américain Eric Voegelin. Si Marquard et Blumenberg valorisaient essentiellement l'anti-gnosticisme des Lumières anglo-saxonnes, Voegelin valorise, lui, la neutralisation médiévale de l'eschatologisme gnostique. Il y voit le véritable génie de l'Occident car, dans le libéralisme philosophique du XVIIIe siècle et dans le positivisme comtien, se cache l'idée d'une révolution permanente, d'une incomplétude du monde qui se "guérit" par de petites interventions chirurgicales. Le monde n'est pas accepté, dans ces philosophies sociales et politiques, comme globalement "bon". Dans les débats politiques, cela engendre une praxis marquée d'indécision voire un chaos non violent. Pour Faber, pourtant, Voegelin, Blumenberg et Marquard doivent être renvoyés dos à dos comme produits "occidentaux" qui refusent de percevoir le monde comme tissu conflictuel incontournable.

On le constate : le débat est sans fin, il interpelle toute l'histoire spirituelle et intellectuelle de l'Europe. Le politique véhicule nécessairement la gnose et nier les éléments gnostiques correspond à une négation partielle du politique.
Autre trésor que nous avons découvert dans les actes de cet époustouflant colloque, qui nous ouvre de vastes horizons : un essai d'Ekkehard Hieronimus sur le dualisme et la Gnose dans le mouvement völkisch allemand et plus précisément dans les cénacles qui ont adhéré au national-socialisme. Nous y reviendrons dans une prochaine contribution...

♦ Jacob Taubes, Gnosis und Politik (Religionstheorie und Politische Theologie, Band II), Wilhelm Fink Verlag / Verlag Ferdinand Schöningh, München / Paderborn, 1984, 306 p.

► Robert Steuckers, Vouloir n°27, 1986.
(article publié sous le titre « Gnose et Politique – ou le retour discret de la théologie »)

Commentaires